CHAPITRE V
En même temps que ses facultés physiques et mentales, Bouche-Cousue avait naturellement récupéré sa verve et, comme si elle en voulait à ses sœurs pour leur avoir offert momentanément le spectacle de son impotence, elle menait une vie d’enfer à son équipage. Les vents ne faiblissaient pas et la barge filait bon train sur le grand Fleuve-Temps. En contrepartie, les fluviales et leur passager étaient contraints de recourir fréquemment aux services de leur mémoriant.
La communication avec Nya avait fini par devenir un réflexe chez Rohel. Dès qu’il avait la sensation d’un manque, il se dirigeait instinctivement vers les paniers, attrapait le mémoriant, dégageait le canal réminiscent et s’abîmait dans l’échange mnémonique. Après avoir recouvré l’intégralité de ses souvenirs, il prenait conscience que ces absences se produisaient n’importe quand, à son insu, et il était traversé par la pénible sensation d’avoir frôlé le pire.
Il caressait distraitement Nya, qui avait la manie de se lécher les pattes après chaque échange. Il aurait suffi qu’elle disparaisse, que son panier soit renversé par une rafale de vent, qu’elle roule sur le pont et tombe dans l’énergie-Temps pour qu’il soit définitivement privé de mémoire, pour qu’il erre comme une ombre jusqu’à ce que la mort vienne le chercher.
— Nous ne pouvons pas enfermer les mémoriants dans le compartiment intérieur, lui avait affirmé Double-Jeu. Ils y seraient certes à l’abri, mais ils supportent mal l’enfermement, et les cloisons et le plancher de roche balsanique nuiraient à la qualité de leur mnémosisme.
— Ils sont agiles, avait ajouté Sylph d’une voix aigrelette. Ils se débrouillent toujours pour retomber sur leurs pattes. Et le vent ne peut pas les emporter : ils plantent leurs griffes dans le balsan en attendant que la tempête se calme.
Sylph commençait à perdre ses rondeurs de femme et à flotter dans sa robe. La bouche ornée d’une moue boudeuse, elle réagissait de plus en plus vivement aux réflexions de ses sœurs. Il lui arrivait même de rembarrer l’ancienne lorsque celle-ci s’avisait de lui donner un ordre. Les autres mettaient son agressivité sur le compte de sa transformation physiologique – lors de leur première expédition, elles avaient toutes été perturbées par les variations d’âge – et ne lui en tenaient pas rigueur.
Au contraire de sa jeune sœur, Cascade-Riante semblait avoir retrouvé sa joie de vivre depuis que la barge s’était élancée sur le grand Fleuve-Temps. Ses rires et ses chants ponctuaient les sifflements du vent et les grondements sourds du courant. De temps à autre, elle retirait sa robe, s’allongeait sur le pont et s’abandonnait aux caresses brûlantes de Zos. Elle ne détestait pas non plus offrir son corps au regard de Rohel. Elle s’arrangeait même pour s’étendre non loin de lui, dans son champ de vision. C’était le premier homme qui lui inspirât le désir réel, profond, d’être femme. Cela lui avait été relativement facile de s’en défendre dans les courants vieillissants – car la sénescence prématurée n’incitait pas à la fête des sens –, mais maintenant qu’une sève vigoureuse, joyeuse, courait dans son corps, elle n’avait pas envie de lutter contre cette aspiration. Seuls lui importaient le moment présent et cette sensation délicieuse d’être livrée, nue, offerte, aux rayons torrides de l’astre fixe et aux yeux du passager.
Elle voulait oublier l’engagement qu’elle avait pris quelque temps plus tôt dans une salle obscure d’Olymbos, mais son mémoriant la rappelait infailliblement à son devoir. Elle était liée à son serment et cela même si les paroles d’Épaules-d’Homme avaient soulevé un vent d’espoir en elle : les événements dramatiques qui se déroulaient à Olymbos avaient peut-être modifié le cours des choses. C’était une pensée parfaitement égoïste, mais l’égoïsme était probablement le remède le plus efficace contre la névrose dans un espace aussi confiné qu’une barge. Toutefois, elle n’osait pas encore soutenir le regard de Rohel, ce regard d’un vert intense et lumineux qui semblait la fouiller jusqu’au fond de l’âme.
Après leur rencontre avec les chasseurs, ils n’avaient pas croisé d’autre expédition sur le fleuve. Bouche-Cousue maintenait la barge à quelques dizaines de mètres de la rive, comme si elle craignait de s’aventurer au cœur de l’énergie, comme si elle éprouvait le besoin de garder la terre à portée d’œil. Le paysage ne variait guère : aux plateaux succédaient des montagnes dont les sommets se perdaient parfois dans d’épaisses brumes. Le Vioter ne décelait aucune trace de vie, animale ou végétale, sur ces versants gris, désolés, ensevelis dans un silence mortuaire.
— Le fou qui s’aviserait d’habiter au bord du fleuve se retrouverait rapidement de l’autre côté de la porte, avait dit Double-Jeu.
— Quelle porte ?
— La porte des mondes de l’Au-delà… Les mondes d’où l’on ne revient pas.
Dissimulée sous ses cheveux, Double-Jeu avait l’étrange manie de le dévisager, sournoisement, toujours de biais ou par en dessous. Elle donnait l’impression de détenir un secret trop lourd à porter, ou encore de fomenter quelque mauvais coup. Quant à Coup-de-Trique, ses mines enjôleuses, ses frôlements insistants et ses gestes équivoques devenaient à la longue irritants.
Des trois intermédiaires, c’était incontestablement la compagnie de Cascade-Riante qu’il préférait. Sa gaieté et sa robustesse sensuelle étaient les rares notes d’allégresse d’une symphonie lancinante et lugubre.
Une allégresse à laquelle il était d’autant plus sensible qu’il recouvrait lui-même jeunesse, vigueur, et que le vieillissement accéléré lui avait laissé d’étranges sensations : grâce à Nya, il se remémorait ce qu’il avait éprouvé dans son corps vieilli, il gardait en lui le souvenir d’un déclin futur. Sa peau s’était flétrie, ses os avaient craqué, ses sens s’étaient altérés, son cerveau s’était embrumé. Il vivait désormais avec le vieillard qu’il serait un jour, et sa main presque momifiée était comme un rappel de cette insolite cohabitation.
— Ce n’est qu’un vieillard virtuel, avait déclaré Cascade-Riante. Un vieillard qui correspond à votre état présent. Les expériences auxquelles vous serez confronté modifieront sans cesse votre vieillard. Il dépend de votre passé et de votre présent. J’ai participé à plus de cent expéditions sur les affluents du Temps et mes vieillards se sont révélés à chaque fois différents. Les futurs ne sont pas figés.
— Ne dis pas de bêtises ! était intervenue Bouche-Cousue, qui n’avait rien perdu de la conversation. Je suis devenue la vieille femme que j’ai connue quand j’étais jeune.
— C’est normal ! avait répliqué Cascade-Riante dans un grand éclat de rire. Tu étais déjà mal embouchée !
Rohel s’habituait peu à peu à l’absence de sommeil. Il sentait qu’il lui manquait quelque chose, une porte ouverte sur les rêves peut-être, mais son métabolisme s’était naturellement adapté aux lois physiques du réseau-Temps. Cependant, il ressentait parfois le besoin de s’asseoir contre le montant d’un coffre ou contre le mât, de fermer les yeux et de laisser dériver ses pensées. Elles le ramenaient toujours vers Saphyr, vers la pièce ensoleillée qui abritait leurs ébats à la fois tendres et fougueux. Il la revoyait, allongée sur le lit, endormie, paisible, confiante, à demi recouverte par le torrent ambré de ses cheveux. Demain elle chanterait, et sa voix d’une pureté de diamant redonnerait confiance et sérénité à tous ceux qui vivaient dans le désespoir.
Il rouvrait les yeux.
Des femmes s’agitaient sur le pont d’un étrange navire à voile. L’une était à peine sortie de l’adolescence, trois autres étaient dans la force de l’âge, la dernière enfin, qui tenait fermement la barre du gouvernail, était une ancienne aux cheveux blancs et au visage ridé. Un vent violent plaquait leurs robes sur leurs corps. L’immense fleuve sur lequel ils naviguaient ne charriait pas de l’eau mais une sorte d’énergie noire, bouillonnante et condensée. Sa main gauche, couverte de taches brunes et de rides, l’élançait. Son regard accrochait une rangée de paniers alignés au pied du mât.
Nya.
Il devait d’urgence communiquer avec Nya.
Nya l’appelait. Elle aurait certainement les réponses aux innombrables questions qu’il se posait. Ses souvenirs s’arrêtaient au moment où il rencontrait une femme lépreuse, ses deux enfants et un homme hirsute au beau milieu d’une plaine inondée de ténèbres. Il se levait, agrippait le mémoriant par la peau du cou, le sortait de son panier. Nya le fixait de ses grands yeux jaunes, dans lesquels il croyait déceler des lueurs d’ironie.
Que fallait-il faire, déjà ? Ah oui, écarter les poils de l’abdomen, dégager la gaine de peau, libérer le canal réminiscent, l’étirer avec délicatesse… Nya ronronnait de plaisir, comme si elle avait attendu ces instants avec une grande impatience.
Il posait l’extrémité humide et évasée du canal sur son cou. Sa mémoire lui était alors redonnée, plus vive et plus nette qu’avant. Enfin relié à lui-même, il caressait son mémoriant avec reconnaissance. Puis une angoisse sournoise revenait le tarauder.
Et s’il perdait Nya…
— Les réserves de vivres et d’eau diminuent, lança Coup-de-Trique en refermant le couvercle du coffre.
— Nous arriverons bientôt au relais d’elceiS, dit Bouche-Cousue. Nous y referons le plein.
— C’est tout noir, droit devant ! cria Sylph.
— Je n’aime pas ça, maugréa l’ancienne.
La tempête fondit sur eux comme un gigantesque oiseau de proie. Le vent se fit de plus en plus virulent, le ciel et les montagnes environnantes disparurent sous un voile noir, plus sombre encore que le cœur de l’énergie. Bien que les fluviales eussent abaissé la voile et jeté l’ancre, les vagues écumantes secouèrent la barge avec une rare violence. La roche balsanique de la coque émettait de longs gémissements assourdis, entrecoupés par les claquements sinistres des haubans.
Comme s’ils avaient attendu la tempête pour prendre un peu d’exercice, les six mémoriants avaient sauté hors de leur panier et ils se promenaient à présent sur le pont mouvant. Le Vioter s’était d’abord inquiété de voir Nya, Xyo et leurs congénères s’exposer ainsi aux bourrasques, mais il s’était rapidement rendu compte que leurs griffes puissantes, solidement plantées dans le matériau poreux de la barge, les préservaient de toute mauvaise surprise. Ce déchaînement des éléments paraissait les avoir électrisés. Poussant des miaulements joyeux, stridents, ils exécutaient des cabrioles et jouaient avec les bouts de drisse qui dansaient au-dessus de leur tête comme des serpents ivres de fureur. Nya elle-même, d’habitude si calme, s’amusait comme une folle. De longues ondulations parcouraient sa fourrure grise, révélaient des bandes de peau hérissée et des cicatrices. Une flamme nouvelle, intense, illuminait ses grands yeux jaunes.
Les fluviales, y compris l’ancienne qui avait déserté le banc de navigation, s’étaient rassemblées près du mât. Le vent transportait un crachin poisseux et glacé qui imprégnait les vêtements et les cheveux. La barge gîtait de plus en plus, arrachant des grincements horripilants au guindeau de l’ancre.
— Nous devrions descendre dans la cabine, suggéra Coup-de-Trique, inquiète.
— Attendons d’abord de savoir dans quel sens se dirige la tempête, lâcha Bouche-Cousue.
— Quelle importance ? maugréa Le Vioter.
— Si elle apporte le vieillissement, je risque de franchir la porte sans retour, et j’aurai quelques dispositions à prendre.
— Vous pouvez les prendre sans vos sœurs.
— Les équipages sont solidaires de leur ancienne, telle est la règle des fleuves.
Ils étaient obligés de hurler pour couvrir les mugissements du vent et les grondements de la tempête qui les happait maintenant comme une bouche hideuse et noire.
Un pan de la mémoire de Rohel s’envola subitement sur une rafale.
Que faisait-il sur cette petite embarcation prise dans une épouvantable tourmente ? Il ne connaissait pas les cinq femmes qui se tenaient à ses côtés. Deux d’entre elles, une ancienne aux cheveux gris et une blonde au visage sensuel, serraient dans leurs bras de petits animaux à la fourrure grise. De leur abdomen s’échappait un ruban rosâtre et palpitant dont l’extrémité évasée, semblable à une ventouse, était fixée sur le front ou la joue des deux femmes.
Nya.
Communiquer avec Nya.
La dernière chose dont se souvenait Rohel, c’était le palais épiscopal de la planète Orginn, le siège du Chêne Vénérable. Cela faisait cinq années universelles qu’il s’était engagé au service du Jahad, le service secret du Chêne. Cinq années que, tout en accomplissant différentes missions sur les mondes environnants, il surveillait les travaux des Ulmans chercheurs. Ils avaient accompli des progrès considérables dans la mise au point du Mentral, grâce à laquelle l’Église Vénérable espérait soumettre tous les mondes recensés. Grâce à un plan holographique très ancien du palais, Rohel pénétrait à sa guise dans le laboratoire secret par une succession de galeries condamnées. Les chercheurs et leurs assistants n’avaient à aucun moment détecté sa présence. Il guettait inlassablement le moment où jaillirait le Mentral. Il en avait besoin pour négocier la délivrance de Saphyr auprès du Cartel des Garloups de Déviel, une petite planète de la Seizième Voie Galactica. Le Cartel lui avait proposé le marché suivant : la liberté de Saphyr contre la formule du Chêne Vénérable.
Les chasubles vertes des chercheurs s’agitaient dans les faisceaux des lampes plafonnières, des syllabes et des formules incantatoires s’inscrivaient sur un immense tableau holo, Su-Pra Froll, le responsable du programme de recherche, prononçait des suites de sons en apparence incohérentes, la terre et les murs étaient parfois agités de légers tremblements…
Il lui sembla tout à coup qu’il y avait une suite à cette histoire : il ne s’était pas spontanément matérialisé sur cette étrange embarcation. Mais il eut beau en appeler à toute sa volonté, l’écran de ses souvenirs demeura obstinément noir.
Nya.
Elle détenait la clef de l’énigme.
Le regard de Rohel vint instinctivement se poser sur les paniers vides. Les yeux de trois femmes, dont l’une était à peine sortie de l’adolescence, volaient d’un point à l’autre comme des papillons affolés. Que cherchaient-elles ? Où était Nya ? Il leva les yeux et aperçut quatre animaux gris suspendus au mât par la seule force des griffes, une dizaine de mètres au-dessus du pont. Nya se trouvait parmi eux, mais elle ne semblait pas décidée à répondre à l’appel pressant et muet de son souvenant.
L’ancienne agrippa soudain le bras de Rohel.
— Une tempête rajeunissante ! Nous devons nous mettre à l’abri : la petite est en danger.
Il se retourna, dévisagea ardemment son interlocutrice. Elle n’éveillait aucun souvenir en lui.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que je fais ici ?
— Pas le temps de vous expliquer.
Le vent déployait toute sa fureur. De longues vibrations parcouraient les barres du bastingage et les câbles du haubanage. Le mât de roche oscillait dangereusement, mais ces balancements ne perturbaient guère les mémoriants, qui continuaient tranquillement leur périlleuse escalade vers son faîte.
— Je dois communiquer avec Nya ! dit Le Vioter.
La vieille femme relâcha le petit animal qu’elle tenait dans ses bras.
— Plus tard, dit-elle. Pour le moment, les mémoriants n’ont qu’une seule envie : jouer. Les tempêtes leur font toujours cet effet.
— Faites-nous confiance, ajouta la jeune femme blonde avec un sourire chaleureux. Venez vous abriter si vous ne voulez pas être emporté de l’autre côté de la porte. Une tornade de Temps va bientôt déferler sur nous.
Les trois autres femmes, les deux brunes et l’adolescente, se ruèrent vers une trappe située à l’arrière du pont, juste devant le banc de pilotage, et se faufilèrent par un trou d’homme. Rohel jeta un ultime coup d’œil à Nya, qui, là-haut, se riait des bourrasques et de la pluie glacée. Il lui était difficile d’admettre que ce petit animal aux yeux jaunes détenait une partie cachée de sa vie. Puis il se rendit compte qu’il n’avait pas d’autre choix que de s’en remettre à l’ancienne et à son assistante. Visiblement, elles avaient l’habitude d’affronter le courroux du fleuve. Il hocha la tête et rejoignit la trappe en trois bonds.
Il s’y glissa, longea une coursive tellement étranglée qu’il dut la parcourir accroupi, passa devant un réduit qui ressemblait à une latrine et s’engouffra dans une cabine au plafond bas. Les trois femmes qui l’avaient précédé étaient déjà allongées sur des couchettes taillées directement dans le matériau de la coque. Leurs yeux grands ouverts semblaient contempler le vide. L’adolescente poussait de petits gémissements de peur. La petite pièce ne possédait pas d’ouverture ni de lampe, mais la luminosité diffuse qui émanait de la roche suffisait à l’éclairer.
— Allongez-vous, fit une voix dans le dos de Rohel.
Les mains chaudes de la jeune femme blonde se posèrent sur ses épaules et le poussèrent vers une couchette sur laquelle il s’étendit sagement.
Comme Saphyr lui paraissait loin, soudain.
Il l’avait quittée depuis un, non, deux ans… Deux ans qu’elle attendait son retour à des millions d’années-lumière d’Orginn. Tant que les Ulmans chercheurs du Chêne Vénérable n’auraient pas trouvé la formule du Mentral, il ne pourrait pas l’étreindre… Hier encore, il rôdait dans l’holothèque du palais épiscopal, à la recherche d’informations qui lui permettraient de pénétrer clandestinement dans le laboratoire. Les Garloups de Déviel avaient évoqué l’existence d’un plan secret du palais, mais jusqu’alors, il avait eu beau compulser des centaines et des centaines de livres-holo, ses investigations n’avaient donné aucun résultat. Demain, à l’aube, il lui faudrait partir pour le Monde des Chutes, avec pour mission de saper les fondements de l’ancien culte impérial et de préparer l’avènement de la nouvelle religion du Chêne. Il y resterait l’équivalent de trente jours universels. Trente jours, une éternité.
Comment était-il arrivé dans cette barque ballottée par la tempête ? Ces femmes avaient-elles un rapport avec sa mission sur le Monde des Chutes ? Avait-il été victime d’un hypsaut brutal ? Son vaisseau avait-il été happé par un flux intemporel ? Qui était cette Nya avec laquelle il devait absolument entrer en communication ?
Des crissements retentissaient à l’extérieur de la coque. Le vent mugissant s’acharnait sur la frêle embarcation, de plus en plus chahutée. Le Vioter devait s’agripper fermement au rebord de sa couchette pour ne pas être projeté sur les cloisons ou sur le plancher. Son regard fut tout à coup attiré par la couchette voisine : là où s’était tenue une adolescente quelques instants plus tôt se trouvait maintenant une fillette d’une dizaine d’années, hagarde, terrorisée, et dont la robe trop grande lui drapait le corps comme une couverture.
— Pourvu que cette maudite tempête s’éloigne avant que la petite soit passée de l’autre côté de la porte natale, murmura l’ancienne.
Le Vioter observa sa main gauche d’où montait une indéfinissable douleur : elle paraissait plus vieille que le reste de son corps. Une idée absurde. Sa vie tout entière semblait avoir basculé dans l’absurde.
Un craquement prolongé et sinistre domina soudain le vacarme extérieur. Un soubresaut brutal agita l’embarcation, qui donna l’impression de se disloquer.
— Le filin de l’ancre ! cria l’ancienne. Il a craqué ! La barge dérive.
Sa voix rauque tira les trois autres femmes de leur torpeur et entraîna une recrudescence de larmes et de cris chez la fillette.
Le Vioter n’appréhendait pas la réalité d’une scène dont il était pourtant l’un des acteurs principaux. Il percevait le fracas caractéristique d’une tempête, les ululements du vent, les rugissements des vagues s’écrasant sur la coque. Les femmes se lançaient des regards à la fois interrogateurs et hébétés. On aurait dit qu’elles ne se connaissaient pas, qu’elles venaient de se réveiller, comme lui, au beau milieu d’un horrible cauchemar.
Il ne comprenait pas comment il était passé directement de Déviel, d’où il était parti une semaine universelle plus tôt, à la cabine de pierre de cet étrange navire. Il croyait encore entendre les voix caverneuses des émissaires Garloups.
— Si vous ne ramenez pas le Mentral, princeps Le Vioter, vous ne reverrez jamais la féelle.
— Rien ne m’assure que je la reverrai si je vous livre la formule.
— C’est un risque que vous devez courir.
— Pourquoi n’allez-vous pas chercher le Mentral vous-mêmes ?
— Nos calculs de probabilités donnent un pourcentage de réussite plus élevé si nous utilisons un homme. Certaines subtilités humaines nous échappent encore.
— Pourquoi moi ?
— Les calculs de probabilités vous ont désigné, princeps Le Vioter. Les Ulmans chercheurs du Chêne Vénérable n’ont pas encore mis le Mentral au point, mais leurs travaux devraient bientôt porter leurs fruits. Vous vous engagerez dans leur service secret, le Jahad. De la sorte, vous serez à peu près libre de vous promener dans le palais et de trouver un moyen de pénétrer dans le laboratoire secret du Chêne.
— Quel usage comptez-vous faire de cette formule ?
— Cela ne vous concerne pas. Le Mentral contre la féelle Saphyr : ce contrat n’est pas négociable.
— Puis-je la voir une dernière fois avant de partir ?
— De loin seulement. Et pour vous prouver qu’elle est bel et bien en vie, princeps Le Vioter.
Il l’avait donc aperçue, prostrée sur la banquette, au travers de la vitre sans tain d’une minuscule cellule. Il avait hurlé son nom, mais sa voix s’était brisée sur les cloisons isolantes. Percevant toutefois sa présence, elle avait levé la tête et lancé un regard éperdu dans sa direction. Il avait serré les poings de rage. Tout autour de lui, les émissaires Garloups, dissimulés sous d’énigmatiques cagoules et capes noires, avaient observé sa réaction avec un intérêt mal dissimulé, un intérêt identique à celui que les entomologistes portent aux insectes. Non contents d’avoir massacré ses parents, ses frères, ses sœurs et tous ceux du grand peuple de la Genèse, ils avaient enlevé la féelle Saphyr, l’être qu’il aimait plus que tout au monde, plus que lui-même. Ils le séparaient d’elle en l’expédiant à des millions d’années-lumière de là… Ils lui volaient sa vie, ils lui arrachaient l’âme.
Elle avait pleuré, de l’autre côté de la vitre, mais d’intenses lueurs d’espoir et d’amour avaient traversé ses merveilleux yeux aigue-marine. Bien qu’elle ne l’ait pas vu, elle lui avait souri, elle l’avait encouragé, elle l’avait aidé à prendre sa résolution. Elle était vêtue d’une robe bleue qui mettait en valeur la blancheur de sa peau et l’ambre de ses cheveux…
— La barge ! Elle dérive ! répéta la plus âgée des femmes. Il faut l’en empêcher !
Comme pour corroborer ses dires, l’embarcation partit dans un travers brutal, une volte-face presque complète. Arrachés de leur couchette, les passagers roulèrent sur le plancher. La fillette poussa des hurlements déchirants. Le front de Rohel percuta violemment un genou ou un coude et, sous le choc, son arcade sourcilière éclata. Un flot de sang lui dégoulina sur les yeux, sur le nez, sur le menton, des fleurs pourpres s’épanouirent sur le haut de sa combinaison. Empêtrées dans les plis de leur robe, les femmes se gênaient mutuellement et poussaient des glapissements affolés. Une odeur de sang, de sueur et d’urine se répandit dans l’air confiné de la cabine.
— Nya ? cria Le Vioter.
Personne ne lui répondit. Nya ne faisait pas partie de ces femmes. Mais pour quelle raison devait-il la rencontrer ? Avait-elle un rapport quelconque avec le Chêne Vénérable ? Était-elle l’intermédiaire qui l’introduirait au sein du Jahad, le service secret de l’Église ?
De longs craquements parcouraient la barge brimbalée par le vent et les courants. S’il n’intervenait pas dans les secondes qui suivaient, elle risquait de se désarticuler et de s’abîmer à jamais dans l’élément vaporeux. Une nouvelle embardée le projeta contre une cloison, mais, ne se laissant pas prendre au dépourvu une deuxième fois, il amortit le choc avec les mains.
Il se rendit alors compte qu’il ne maîtrisait plus tout à fait sa main gauche. Elle ne portait pourtant aucune trace apparente de blessure ou de brûlure, elle était simplement comme étrangère à lui-même.
— La barge…
Il distingua une jambe dénudée posée en travers sur la sienne. Elle appartenait à la femme la plus âgée, dont le visage, encadré de cheveux gris en bataille, exprimait une indicible souffrance. Il en comprit les raisons lorsqu’il remarqua que son pied formait un angle insolite avec son genou et que les esquilles de son tibia brisé dessinaient des reliefs inégaux sous la peau. Elle s’était probablement cassé la jambe sur l’arête verticale d’une couchette. Elle ne pleurait pas, ne gémissait pas, mais ses yeux exorbités étaient ceux d’une folle. Il n’y avait plus rien à attendre d’elle, pas davantage d’ailleurs que des autres.
Sa longue formation de princeps l’avait accoutumé à prendre des initiatives, à aller au-devant du danger plutôt que d’attendre et de subir. « Il est plus facile de parer les coups lorsqu’on les voit venir », disait Phao Tan-Tré, son instructeur. D’un énergique revers de manche, il essuya le sang qui s’écoulait de sa blessure et s’engagea dans la coursive. Elle menait certainement au pont supérieur puisque c’était la seule issue apparente de la cabine. Il progressa lentement sur le plancher mouvant. Il déboucha sur un espace dégagé et circulaire d’un diamètre de deux mètres. Relevant la tête, il repéra les linéaments d’une trappe. Elle n’était pas verrouillée et il lui suffit de se redresser et de pousser sur le volet pour l’entrebâiller.
Il fut instantanément giflé par une rafale de vent et des trombes d’une pluie poisseuse et glacée. Il faillit lâcher la trappe, mais il s’arc-bouta sur ses jambes, agrippa la tranche de l’ouverture et se hissa en force sur le pont.
Aucune sensation dans la main gauche.
Un spectacle dantesque l’attendait dehors : l’embarcation volait de vague en vague, plongeait brusquement dans les creux, frappait des murailles de plein fouet. Ce n’était pas de l’eau qui se tordait ainsi de fureur, mais une substance noire et vaporeuse qui évoquait une brume dense et polluée.
Pourquoi se retrouvait-il seul sur cet étrange bateau rectangulaire ?
Quelques heures plus tôt, Phao Tan-Tré, son instructeur, lui avait ordonné de s’installer dans la position de veille au repos et de chercher le point de convergence des énergies. Avait-il atteint ce niveau de conscience où s’abolissaient les lois fondamentales de l’espace et du temps ?
Où était Nya ? Qui était Nya ?
Il n’agissait maintenant que par réflexe, par instinct. La substance noire sur laquelle flottait le bateau lui paraissait dangereuse, un peu comme ces émanations gazeuses et toxiques des usines de Maléricor, un monde industriel. Tout en évitant les langues des vagues qui venaient lécher le pont, il se dirigea précautionneusement vers la barre du gouvernail. Des pans de la voile abaissée lui cinglèrent le visage. Le sang coulait en abondance de son arcade ouverte. Il lui fallait absolument amener l’embarcation dans les contre-courants latéraux. Eux seuls étaient susceptibles de la sortir du cœur de la tourmente et de la ramener vers la rive.
Contraint de modifier ses points d’appui en permanence – un exercice que Phao Tan-Tré appelait « le centre de gravité mobile » –, s’agrippant aux câbles de haubanage qui sifflaient tout autour de lui, il parvint à gagner le banc de navigation et à saisir la barre. Il rencontra d’abord les pires difficultés à la maîtriser : rendue glissante par la pluie, elle ne cessait de tressauter, comme si le gouvernail était pris dans de puissants courants contraires. De plus, il manquait de force dans la main gauche, qui ne lui obéissait que partiellement, qui ne lui appartenait plus. Il repéra les contre-courants entre les vagues et les creux et orienta la barre, sur laquelle il se coucha de tout son long, de manière à ce qu’ils puissent happer le bateau. Il dut s’y reprendre à cinq reprises. Le froid le transperçait jusqu’aux os.
Il allait sûrement se réveiller dans la chambre du palais de son père.
Il s’était couché très tard, la veille. En compagnie de ses parents, il était allé écouter une féelle du nom de Saphyr. Elle donnait un concert extatique dans le grand Théâtre de cristal. Elle venait d’une province lointaine et, bien qu’elle fût précédée d’une réputation flatteuse, c’était sa première prestation à Néopolis, la capitale planétaire d’Antiter. Il l’avait aimée dès qu’il l’avait aperçue, si fragile et si pure dans les faisceaux des projecteurs mobiles. De son côté, elle ne l’avait pas quitté des yeux pendant son tour de chant. Cette rencontre avait relevé de l’évidence, comme deux âmes sœurs qui se seraient reconnues et appelées. Son chant avait non seulement enchanté l’âme de Rohel, comme d’ailleurs celle de tous les spectateurs rassemblés dans le théâtre, mais ses yeux d’un bleu aigue-marine, sa longue chevelure d’ambre, son sourire et sa grâce lui avaient également ravi le cœur. Toute la nuit, il s’était tourné et retourné dans son lit, renié par le sommeil, échafaudant mille stratagèmes pour entrer en contact avec elle.
Il entendit un miaulement.
Sans relâcher la barre, il leva les yeux et aperçut six animaux à la fourrure grise et aux yeux jaunes qui se balançaient par les griffes en haut du mât.
Nya ?